Du montage dissident dans l'œuvre de Jean-Gabriel Périot

 

L' œuvre de Jean-Gabriel Périot frappe en premier lieu par l'hétérogénéité de ses procédés esthétiques et options stylistiques. Elle concerne aussi bien le travail à partir d'images d'archives filmiques, comme dans Eût-elle été criminelle… (1994), Under Twilight (2006) ou L'art délicat de la matraque (2009), que des montages d'images photographiques, comme dans We are winning don't forget (2004), Dies Irae (2005) ou Les Barbares (2010) ; mais aussi la mise en scène de soi-même dans Journal intime, Gay ? (2000) et Avant j'étais triste (2002), qui réussit à être drôle et engagé en même temps. En 2012, Nos jours, absolument, doivent être illuminés, prend la forme d'un documentaire qui relate la réaction du public à une performance qui a lieu hors champ, à l'intérieur d'une prison. Autant de films et de procédés, autant de variations originales sur un même thème : celui de l'individu face à la violence de la société. Comment Jean-Gabriel Périot s'attache-t-il à déconstruire la société hétéronormée ? Quel rapport construit-il en images entre le temps filmique et les histoires collectives ? Par quelles voies la mise en mouvement d'images fixes instaure-t-elle un discours visuel contestataire ?

 

Créer au sein d'une société hétéronormée

Dès le début de ses activités de cinéaste, Jean-Gabriel Périot réalise plusieurs films qui cherchent à déplacer les lignes des représentations de l’homosexualité. Gay ? met en scène un coming out public face caméra. Dans ce film aux allures provocatrices, Périot s'attaque aux clichés et stéréotypes que la société renvoie aux homosexuels (« aimer Mozart, danser sur Dalida, parler peinture ou cinéma d'art et d'essai, aller à des défilés, avoir de bons jobs, de bons revenus, former de petits couples élégants et présentables dans les dîners mondains »... ). Périot joue lui-même ce coming out, ce qui donne un aspect « brut » au film, effet recherché. Lorsqu'on lui demande s'il prend part aux activités militantes pour la cause homosexuelle, Périot s'en défend, expliquant que, même s'il a réalisé quelques produits culturels pour « le milieu culturel PD » selon son expression, « le droit à la normalité n'est pas quelque chose qui me donne envie d'aller dans la rue ».

Avant j'étais triste concerne le statut et plus largement la situation dans laquelle se trouvent les gays en France. Pourtant, Jean-Gabriel Périot assure qu'il ne dénonce jamais rien, mais formule seulement des questions, avec souvent beaucoup d'ironie : la bonne solution pour être un gay heureux serait de devenir un hétéro, « si vous voulez vous marier, devenez hétéro, si vous voulez devenir père ou mère, devenez hétéro... ».

Devil inside (2004), pourtant jugé anecdotique dans sa carrière par l'auteur lui-même, rejoint aussi la cause gay et plus largement la cause queer. il est construit de manière originale : des images d'archives montées en cut, avec des illustrations de Tom de Pékin en surimpression, sur une musique des Flaming Pussy. Ces dessins sont connotés sexuellement : deux femmes s'embrassent, des jambes de femmes, des fesses, des seins....

 

Le sens du temps

Les films de Jean-Gabriel Périot traitent avec inventivité du temps, en particulier dans ses dimensions d'Histoire et de mémoire collective. Le cinéma y manifeste ses capacités à contenir plusieurs temporalités au sein de l'image. Dans Undo (2005), Jean-Gabriel Périot remonte de la Fin du monde au Big Bang. Dies Irae accumule des photographies de routes, de chemins, de couloirs qui mènent à un point limite. 200 000 Fantômes (2007) rassemble tous ses films précédents, puisqu'il s'agit à la fois d'Histoire, de mémoire personnelle et de l'accumulation de couches temporelles.

Dans Undo, Périot retourne le sens du temps, de la Fin du monde au Big Bang, en passant par les guerres, le 11 septembre 2001, le travail à la chaîne et la société de consommation pour remonter jusqu'à l'« essentiel », Adam et Ève - ce qui est bien sûr ironique de sa part, mais participe de sa façon de mettre en scène l'Histoire comme Mythe. L'avant-propos explicite la dynamique du film : « Nous n'aurons pas de lendemains qui chantent. Nous ne vivons pas une époque formidable. Était-ce mieux avant ? ». L'avenir sera-t-il autre chose que le passé, c'est-à-dire l'ensemble exponentiel des séries croissantes de destructions (guerres, essais nucléaires, travail à la chaîne, abattoirs d'animaux... ) ? Le cinéaste travaille sur l'analogie pour relier les séquences, une constante dans son travail: il faut qu'une certaine continuité produise un effet d'inquiétude.

Dies Irae prend la forme d'un chemin qui mène tout droit à la catastrophe, ou plus exactement au site emblématique de la violence et la folie humaines, une chambre à gaz à Auschwitz. Le film est construit sur une accumulation de photographies de routes, tirées d'internet et ayant perdu leur histoire, leur origine. La vitesse de défilement permet de créer le mouvement mais aussi de faire perdre leur sens aux photographies.

200 000 Fantômes synthétise les lignes directrices des œuvres de Périot. Le film traite de l'un des rares bâtiments à Hiroshima resté debout après la bombe, le Dôme de Genbaku, devenu le mémorial d'Hiroshima, et qui était à l'origine le Palais d'exposition universelle - un point de repère dans la ville. Ici, on ne va pas vers la destruction, mais on part de la construction du bâtiment en 1914, puis on voit le passage de la bombe par un blanc à l'image, puis le présent de la création du film, en 2006. On assiste à la reconstruction de la ville, à la vie qui reprend place. Une telle linéarité, de la construction à la destruction jusqu'à la renaissance, ne laisse pourtant pas présager une vision du temps optimiste, au contraire : l'accélération présentifie le fantôme de la bombe qui hante Hiroshima depuis la destruction de la ville. Cette insistance, créée grâce à l'accumulation de photographies ajustées en ordre chronologique, expose la souffrance des Japonais après la bombe, l'état des maladies latentes des blessés, l'ostracisme vécu par les Japonais. Mais le travail de l'invisible intéresse Périot : les seules présences humaines sont les ouvriers de la construction du bâtiment au début du film, ainsi que des Japonais assis près du fleuve à la fin. Périot a effacé les présences humaines sur les autres photos pour faire sentir la mélancolie envahissante de ce lieu. Il fait ainsi résonner l'événement en sourdine, de façon à ne pas créer de discours mémorialiste ou historique.

 

Images de révolte, images en révolte : le film-discours selon Périot

Lors des élections présidentielles de 2002, Jean-Marie Le Pen, représentant du Front National, franchit le premier tour; cela signifie que l'extrême-droite pourrait gouverner la France. Le soir du 21 avril 2002, Périot fête son anniversaire avec des amis lorsque les résultats du vote du premier tour sont communiqués. Le choc entre un moment heureux de la vie personnelle et un sombre moment de l'histoire politique française, la collusion entre l'intime et le public, portent le réalisateur à étudier l'événement. Comment a-t-on pu arriver à ce point ?

La réponse est une œuvre, intitulée 21.04.02 (2002). Il s'agit d'une installation qui prévoit la projection simultanée de deux films sur deux écrans et d'un troisième sur un moniteur. Le premier film se compose de plusieurs séries d'images qui défilent à une vitesse de 12 images par seconde (parfois diffusé dans les festivals comme une œuvre  à part entière, hors du contexte de l'installation). Pour réaliser ce film d'une dizaine de minutes, Périot décide de scanner une grande partie des images fixes qu'il possède et de les faire défiler en séries thématiques : on y voit par exemple des images de tableaux de la Renaissance, de l'art du XXe siècle, de Muybridge, Marey, des photos issues du système anthropométrique de Bertillon, des images publicitaires, de chanteurs, acteurs, des jaquettes de CD et LP, cartes postales, images de vacances, photos de famille, de guerre, de manifestations, des photogrammes de films, des images pornographiques... et tout cela se termine sur des images de Le Pen, qui tournent en boucle, à plusieurs reprises. Pour Périot, il s'agit de traduire comment son histoire propre a pu l'amener à cet instant de basculement du 21 avril2002, ou encore, comment on peut lire quelque chose de l'Histoire à travers les images qui ont participé à l'élaboration d'une histoire personnelle. Il s'agit donc de constituer une autobiographie visuelle et, pour ce faire, le réalisateur met sur le même niveau d'importance des tableaux de la Renaissance et des affiches publicitaires, des photos de famille et des images pornographiques, puisque toutes ces images sont issues de la même société, comme le suggère l'incipit de l'essai « Avant-Garde and Kitsch» de Clément Greenberg. L'autobiographie visuelle devient non seulement celle de Jean-Gabriel Périot, mais celle de notre époque : les images montrées et leur présence massive dans notre civilisation n'ont-elles pas contribué à construire notre pensée ?

En laissant très peu de place à la parole pour permettre aux images de s'exprimer, le travail de Périot semble relever du « tournant pictorial » décrit par Thomas MitchelI, qui remarque dans notre civilisation contemporaine une prédominance de l'image sur le texte. Selon Périot, « on a plus de facilité à partager avec des gens une histoire des images en images qu'une histoire du langage ». À ce titre, s'inscrivant dans la lignée de cinéastes théoriciens tels que Vertov et Eisenstein, Périot travaille les images en élaborant une pensée à travers l'outil du montage, une pensée visuelle plus efficace et compréhensible par tous, chacun à sa façon. Ainsi il construit, surtout avec ses films d'images fixes, des films-discours.

We are winning, don't forget et Les Barbares constituent deux exemples frappants de tels discours visuels. We are winning, don't forget aligne des photographies d'individus sur le lieu de travail, en pleine activité ; puis une succession d' images de groupes prenant la pose ; soudain un plan noir, puis des images de manifestation. Avec le titre du film en promesse politique (We are winning, don't forget),si la mise en œuvre iconographique et rythmique produit des effets optiques complexes, le discours polémique n'en reste pas moins limpide. Dans Les Barbares, le procédé est similaire mais inversé : l'image de groupe, portrait de personnes dans une pose figée, s'« anime » au moment ou un individu est isolé au montage, ce qui introduit un mouvement au sein de l'image fixe. Ainsi, le passage de la photographie de groupe à la photographie d'un individu isolé, non seulement introduit un mouvement au sens littéral, optique er physique, mais aussi au sens figuré, c'est-à-dire un mouvement de révolte. Les deux courts-métrages posent la même question : que se passe-t-il quand on introduit du mouvement au sein de la représentation fixe d'un groupe ? Une révolte, c'est la réponse physique des films.

Un autre exemple d'usage de l'image fixe est #67 (2012), film-provo. Sollicité par le collectif Les Cent Jours, dont le principe consiste à commander un film par jour, cent jours avant les élections présidentielles. À l'instar du court-métrage brésilien L'île aux fleurs, #67 part d'une étude sur la tomate. Le film réussit en seulement trois minutes à lier la tomate avec de grands problèmes de sociétés tels que les conditions de travail, les travailleurs clandestins, l'agriculture, les élections présidentielles et plus largement la politique. Ainsi, l'histoire de la tomate n'est qu'un prétexte à dénoncer les élections. Insolent, le film est très construit, l'argumentation se déroule pas à pas, soutenue par une voix-off qui inflige un débit de parole aussi rapide que celui des images. C'est le seul film où Périot utilise la voix-off pour s'exprimer, voix d'ailleurs très didactique, et que l'on sent fort enthousiaste à dénoncer les élections approchantes.

Représentatif de la technique de travail qui caractérise Périot, #67 enchaîne les photos à toute allure pour ne donner à retenir que les logiques traversant une masse d'images et non chaque item isolé. Périot développe cette figure stylistique dans beaucoup d'autres films où l'énergie du montage traduit sa colère face aux oppressions. « Dissident » : « celui qui est assis loin des autres ». Ainsi Jean-Gabriel Périot s'éloigne-t-il, pour mieux représenter ce qui accorde et désaccorde les individus à leurs communautés supposées.

 

Josselin Carey, Margot Farenc, Jessica Macor, Laure Weiss
dans Cinémas libertaires, au service des forces de transgression de révolte, dirigé par Nicolas Brenez et Isabelle Marinon, éditions Septentrion 2015